8.
Sobek détestait les réceptions, mais il était obligé de se rendre à la fête annuelle de la police de la rive ouest de Thèbes, au cours de laquelle étaient annoncés les promotions, les changements d’affectation et les départs à la retraite. Pour l’occasion, on tuait quelques cochons et l’on buvait du vin rouge offert par le vizir.
Le Nubien, dont la stature ne passait pas inaperçue, fut l’objet de toutes les attentions. Pour être policier, on n’en est pas moins curieux, et nombre de ses collègues lui demandèrent s’il avait découvert quelques-uns des secrets de la Place de Vérité. Fatalement, on ironisa sur ses liaisons présumées avec les femmes du village qui ne pouvaient que succomber au charme du superbe Noir.
Sobek but, mangea et laissa dire.
— Il paraît que ton nouveau poste te plaît, lui susurra le scribe de la corvée, un aigri que Sobek détestait.
— Je ne me plains pas.
— On murmure qu’il y a eu un mort, parmi tes hommes...
— Un novice qui a fait une chute dans les collines, la nuit. L’enquête est close.
— Pauvre bougre... Il ne profitera pas des plaisirs de Thèbes. Chacun ses ennuis... Moi, je n’arrive pas à mettre la main sur un fils de fermier qui tente d’échapper à la corvée.
— Le cas ne doit pas être rare.
— Tu te trompes, Sobek. C’est un devoir accepté par tous, et les pénalités sont lourdes pour les délinquants. En plus, vu la carrure du bonhomme qui n’a pourtant que seize ans, l’interpellation risque d’être mouvementée.
Le scribe de la corvée se lança dans une description qui correspondait parfaitement à celle de l’espion incarcéré par Sobek.
— Ce garçon a-t-il commis d’autres délits ? demanda le Nubien.
— Ardent s’est brouillé avec son père qui veut lui donner une bonne leçon afin qu’il retourne à la ferme. L’ennui, c’est qu’il y a délit de fuite... Le tribunal prononcera probablement une peine sévère.
— Ses frères ne t’ont donné aucun renseignement utile ?
— Ardent n’a que des sœurs.
— Curieux... En tant qu’unique garçon de la famille, ne devrait-il pas être exempté de la corvée ?
— Tu as raison, j’ai dû tripatouiller un peu la procédure pour donner satisfaction à son père, un vieil ami. On a tous fait ça un jour ou l’autre.
Quelques jours de cachot n’avaient pas entamé la fierté d’Ardent qui se tint bien droit devant Sobek.
— Alors, mon garçon, tu es décidé à me dire la vérité ?
— Elle n’a pas changé.
— Dans le genre obstiné, tu es une sorte de chef-d’œuvre Normalement, j’aurais dû t’interroger à ma manière, mais tu as de la chance, beaucoup de chance.
— Vous me croyez, enfin ?
— J’ai appris la vérité à ton sujet : tu t’appelles Ardent et tu es un fugitif qui tente d’échapper à la corvée.
— Mais... c’est impossible ! Mon père est fermier et je suis son seul fils !
— Je sais ça aussi. Tu as des ennuis, mon garçon, de graves ennuis. Mais il se trouve que le scribe de la corvée n’est pas un ami et que ton cas ne relève pas de ma compétence. Je n’ai qu’un seul conseil à te donner : quitte la région au plus vite et fais-toi oublier.
Sur le chantier, c’était l’heure de la sieste, après le repas. Comme d’habitude, Silencieux s’était isolé, abandonnant la cahute à ses quatre compagnons de travail, un Syrien et trois Égyptiens.
— Vous connaissez la dernière ? demanda le Syrien.
— On va être augmentés ? suggéra le plus âgé des Égyptiens, un quinquagénaire au ventre dilaté par l’excès de bière forte.
— Le nouveau a livré des poteries à la fille du patron.
— Tu plaisantes ! C’est toujours le patron en personne qui s’occupe de ça. Personne n’a le droit d’approcher de sa fille, une vraie beauté. À vingt-trois ans, elle n’est toujours pas mariée. On dit qu’elle est un peu magicienne et qu’elle connaît le secret des plantes.
— Je ne plaisante pas, c’est bien le nouveau qui a livré les poteries.
— Alors, ça veut dire que le patron l’apprécie beaucoup.
— Ce type n’ouvre pas la bouche, il travaille plus vite et mieux que nous, et il subjugue le patron... Il va le nommer contremaître, je vous le dis !
L’Égyptien bedonnant fit la moue.
— C’est moi qui devais obtenir ce poste, à l’ancienneté.
— Tu as enfin compris ! Cet intrigant va te le chaparder sous le nez et c’est lui qui nous donnera des ordres.
— On va être obligés de suivre son rythme... Il nous épuisera, c’est sûr ! On ne peut pas le laisser faire. Que proposes-tu, le Syrien ?
— Débarrassons-nous de lui.
— De quelle manière ?
— On va lui parler un langage qu’il comprendra, demain, quand il sortira du marché avec ses achats.
Silencieux terminait de mouler une centaine de grosses briques qu’il placerait au-dessus du lit de pierres formant le socle d’une maison destinée à la famille d’un militaire. Pour un fils de sculpteur de la Place de Vérité, c’était l’enfance de l’art. Pendant son adolescence, Silencieux s’était amusé à façonner des briques de toutes dimensions, et il avait même fini par fabriquer lui-même des moules.
— Ta technique est exceptionnelle, estima le patron.
— J’ai le coup de main et je prends mon temps.
— Tu en sais beaucoup plus que tu n’en montres, n’est-ce pas ?
— Ne croyez pas cela.
— Peu m’importe... As-tu réfléchi à ma proposition ?
— Laissez-moi un peu de temps.
— D’accord, mon garçon. J’espère qu’un autre entrepreneur ne cherche pas à te débaucher...
— Rassurez-vous.
— J’ai confiance en toi.
Silencieux avait compris la stratégie de son patron : il lui avait fait rencontrer sa fille pour qu’il soit séduit, la demande en mariage, accepte le poste de contremaître et fonde un foyer. Ainsi, il serait contraint de reprendre l’entreprise familiale.
Le patron était un brave homme, il pensait agir au mieux des intérêts de sa fille. Silencieux n’éprouvait aucun ressentiment contre lui. La manœuvre aurait pu se terminer par un fiasco, mais le jeune homme était tombé amoureux fou de Claire. Même si l’avenir que lui traçait son futur beau-père ressemblait à une prison dans laquelle il ne voulait pas entrer, il n’envisageait plus sa vie sans la jeune femme.
C’était grâce à elle, à son visage et à sa lumière, qu’il ne s’était pas jeté dans le Nil pour mettre fin à son errance. Mais rien ne prouvait qu’elle partageait ses sentiments, et il ne l’obligerait pas à l’épouser pour donner satisfaction à son père.
Comment avouer à une femme un amour si intense qu’elle en serait effrayée ? Silencieux avait imaginé mille et une façons de l’aborder, mais elles lui avaient paru plus ridicules les unes que les autres. Il lui fallait se rendre à l’évidence : mieux valait enfouir sa passion au plus profond de lui-même et partir vers le Nord, comme il l’avait prévu, en rêvant d’un bonheur impossible.
Dans la chambrette où le logeait son patron, Silencieux ne trouvait pas le sommeil. Il pensait avoir pris la bonne décision, mais elle ne lui procurait pas le moindre apaisement. Le village, les routes sans fin, les yeux bleus de Claire, le fleuve... Tout se mélangeait dans sa tête, comme s’il était ivre.
Vivre pour elle, devenir son serviteur, demeurer sans cesse à ses côtés sans lui demander davantage... C’était peut-être la solution. Mais elle se lasserait et finirait par se marier. La douleur de la séparation serait encore plus déchirante.
Silencieux n’avait pas le choix.
Demain matin, il terminerait le travail en cours, irait au marché acheter des provisions et quitterait Thèbes pour toujours.